vendredi 27 septembre 2019

Mémoire du temps de Louis Chaput (mon père)


J’ai pas vu passer le temps,
je veux dire passer comme passent
les cigognes au printemps
quand elles volent vers l’Alsace
ou comme passent en sifflant
les missiles dans l’espace.
 J’en ai pourtant vu passer
des choses, des bêtes et des gens
à des vitesses différentes 
libellules sur l’étang, café dans la tasse,
coureurs de marathon, étoiles filantes,
lévriers, colimaçons et bien sûr j’en passe
mais j’ai pas vu passer le temps
comme défilent devant généraux,
rois et présidents,
canons et chars d’assaut
grands pourvoyeurs de morts
dont la nature du chargement
règle au temps son sort

J’ai pas vu non plus passer le temps
d’aimer, sentir et voir
éclair fulgurant jaillissant d’un miroir
prenant le ciel de nos vies pour cible
gommant du passé les images
ne laissant que trous dans nos mémoires
et rides sur nos visages.

J’ai pas vu davantage passer
le bon temps du pain blanc qu’on mange le premier
ni celui, fugace, des cerises et du muguet.
J’ai par contre un peu mieux vu s’étirer
sans doute parce que plus aigre
et dur à avaler
le temps des vaches maigres
à mettre en balance avec celui de chien qu’il faisait
à certains moments dans mon existence

Malgré mon attention
j’ai encore moins vu passer le temps
tout en nuances
des joies, plaisirs, désirs et passions
ni même celui des espérances
réputé pourtant beaucoup plus long…


Pas pris non plus le temps
d’attendre afin de contempler
d’écouter pour mieux s’entendre
de longuement réfléchir après penser
pour enfin savoir et comprendre
où ce temps révolu est passé.
Car il me manque du temps
dans les comptes que je fais
du temps qui m’apparaît perdu
et que je voudrais bien rattraper !
Mais comment pourrais-je rattraper
ce que je n’ai jamais vu ni senti passer ?
Je ne peux donc l’avoir perdu
c’est plutôt lui qui m’a égaré !


Dire qu’il est beau, sale, mauvais ou vilain
selon vent, soleil ou pluie
c’est parler de lui comme s’il était humain. 
Alors, puisqu’il en est ainsi,
on devrait pouvoir, à son passage,
l’interpeller ou par surprise l’agripper
juste pour voir comment il est fait
et pendant quelques instants lui parler,
par exemple lui demander, selon l’usage,
d’où vient-il ? dans l’espace va t-il plus vite ?
qui l’a inventé ? quel est son âge ?
est-ce de toute éternité qu’il existe ?
pourquoi dans nos vies change t-il de couleurs
passant du clair au sombre selon son humeur ?
Confondant vivre et exister
certains êtres qui s’ennuient
essaient en vain de le tuer
comme un mortel ennemi…
voudra t-il s’en expliquer ?

En le laissant passer longtemps
il arrange paraît-il bien les choses
les choses peut-être mais pas les gens !
Et on ne peut pas dire non plus
qu’il soit très complaisant
si on en juge par les ravages qu’il cause
sur les corps au fil du rasoir des ans.

Admettra t-il aussi qu’il exagère vis à vis de la vieillesse
puisqu’il accélère avec elle constamment sa vitesse…
Cessant enfin de discuter, tenter avec lui d’aboutir
à quelque chose de concret
quitte à le supplier pour obtenir,
faveur suprême dont il ne pourrait déroger,
pour ceux que j’aime et ceux qui m’aiment,
et bien entendu pour moi-même,
qu’à défaut de s’arrêter il puisse au moins ralentir.


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